Se prive-t-on du prochain Dan B.?
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Crédit: KC Green |
La semaine dernière, dans le bel élan de solidarité qui nous submerge en ces temps un brin rushants, un collègue et ami à moi a engagé une pertinente réflexion sur notre façon de consommer et d'encourager notre culture musicale locale. Ça m'a beaucoup touchée que l'un d'entre nous décide d'ouvrir la discussion, parce que j'ai l'impression qu'on évite souvent de nommer qu'en effet, c'est vraiment compliqué de sentir que l'art qu'on fait ici est reconnu, important et encouragé. Je suis entourée de musiciennes et musiciens talentueux à se garrocher dans les murs qui sortent des albums dont les chansons pourraient probablement changer le cours de plusieurs vies. Malheureusement, j'entends trop souvent qu'ils ont l'impression que leur musique est passée dans le beurre.
Au risque de passer pour une loser, j'ai envie de prendre la balle au bond et de vous proposer un petit aperçu de ce qui se passe en ce moment du point de vue d'une artiste émergente. Je ne prétends pas pouvoir parler pour tout le monde, et même moi, je ne connais pas parfaitement tous les enjeux ni toutes les subtilités de l'industrie jusqu'à la moelle. Mais à force de conversations avec mes collègues, je me rends compte qu'on fait toustes face aux mêmes obstacles et que c'est vraiment de valeur. Parce que ça devient difficile de trouver que ça vaut la peine de continuer à créer quand on a l'impression que si peu de gens s'intéressent à ce qu'on fait. Et on ne cherche surtout pas à trouver des coupables. L'idée, c'est essentiellement de présenter un état des lieux honnête et de se demander, ensemble, quelle place on a envie d'offrir à la célébration de notre identité culturelle et aux artistes qui tentent de la faire rayonner. Entre nous, on s'en parle constamment. Mais on ose peu en parler en dehors de notre chambre d'écho parce qu'on se dit que ça va tellement mal partout en ce moment que ce serait ben maudit de se plaindre pour de l'art. Je pense aussi qu'on a peur de passer pour des pas bons. Parce que si on faisait vraiment de la bonne musique, on serait en train de remplir des salles, non? Rien de moins sûr. Avant toute chose, je nous invite à nous poser une question simple. Est-ce vraiment important? Il y a tellement de problèmes plus urgents que de sauvegarder notre culture, non? Pourquoi est-ce qu'on ferait quelque chose? La chanson, c'est une des meilleures façons d'archiver, de raconter et de propager notre histoire et nos valeurs. C'est une des meilleures façons de se souvenir. Quand on a une de nos chansons dans la tête, on a aussi toute l'histoire qu'elle porte dans le coeur. En ces temps où Voldemort rêve de nous annexer aux USA, personnellement, j'ai l'impression qu'une identité forte est, plus que jamais, essentielle. "Je me souviens", qu'ils disaient. Ce n'est pas nouveau, les artistes du Québec peinent à joindre des deux bouts. Pourquoi? Parce qu'on paye littéralement pour faire notre job. Rapidement, produire un album qu'on offre gratuitement au monde entier sur les plateformes, ça peut facilement coûter 30 000$. Et ça, c'est si tu n'exagères pas trop sur les ressources. Je ne vous apprends rien si je vous dis que les CDs ne se vendent plus et que les seules sources de revenus qu'il nous reste sont grosso modo les redevances radio, les spectacles et la vente de marchandise. Mais quand faire entrer une de ses chansons à la radio est pratiquement impossible et que les frais engagés pour les tournées sont souvent supérieurs à ce qu'on va être capable de vendre en billets, qu'est-ce qu'on fait? Il reste les subventions, bien entendu, mais elle sont malheureusement de plus en plus difficiles à obtenir. On existe à une époque où la musique est tellement accessible qu'on peut écouter absolument tout ce qu'on veut en tout temps. Ça, c'est vraiment génial. En contrepartie, ça fait aussi qu'on ne sait plus quoi écouter parce qu'on a trop de choix. Alors à moins de prendre consciemment le temps (qu'on n'a pas) de se demander chaque semaine si des artistes émergents de notre ville ou de notre province ont sorti de nouveaux albums, on tend à laisser Spotify nous proposer une tonne de trucs qui tanguent dans un immense bassin algorithmique qui fonctionne beaucoup selon la loi du plus fort. Et les artistes émergents s'y noient, surtout ceux du Québec. Il y a des subtilités, mais grossièrement, la mathématique ressemble à ça : moins les gens écoutent ta musique, moins les gens se font proposer ta musique. Difficile, donc, de découvrir des artistes que l'algorithme ne nous propose pas. Ceux qui ne sont pas connus restent invisibles et ceux qui le sont s’en sortent un tout petit peu mieux. Nous sommes l'aiguille dans la botte de foin. Selon les statistiques de 2024, "seulement 6,8 % des pistes écoutées par les Québécois sur les différentes plateformes musicales ont été des chansons d’artistes de chez nous"(Roy 2025). Si vous êtes curieux d'aller lire cet article publié le 2 janvier dans La Presse, ça dit aussi que dans le top 10 des chansons les plus écoutées au Québec, aucune d'entre elles n'est d'un artiste d'ici. Est-ce moi, ou me semble que c'est pas yable? On peut bien essayer de s'excuser en plaidant le bon vieil adage du prophète, mais reste que c'est pour des raisons comme ça que je dis que c'est compliqué de sentir que notre métier de créateurs est reconnu, au Québec. Et je ne suis surtout pas en train de lancer des pierres à qui que ce soit, parce que ce serait malhonnête de vous dire que je n'écoute pas des groupes de Midwest Emo sur Apple Music à tour de bras. Ce que je veux surtout nous rappeler, c'est que tout cela n’est pas mutuellement exclusif; ce n'est pas parce qu'on aime la musique d'ailleurs qu'on ne peut pas aimer la musique d'ici. Il y a plein d'artistes de la relève québécoise touchants et talentueux à écouter, encore faut-il les découvrir. Je me promets d'ailleurs de vous parler d'eux dans un prochain article, parce que c'est peut-être par là qu'il faut que ça passe, en parler. L'idée n'est pas qu'on écoute moins de musique d'ailleurs. C'est d'abord qu'on en écoute plus d'ici. Possiblement, on va juste écouter plus de musique en général et si non, les choses vont naturellement se balancer. Une fois sur trois, au lieu d'écouter "Nothing Else Matters", on va écouter "Alice" ou "Rose nostalgie". Dans tous les cas, c'est une bonne nouvelle. Une des raisons pour laquelle je pense qu'il faut parler plus souvent de la musique d'ici, c'est parce qu'en ce moment c'est peut-être un des seuls moyens qu'on possède pour s'assurer d'une relève. Parce que je me demande qui va encore avoir envie d'apprendre et d'exercer la musique de manière professionnelle si les perspectives d'avenir en culture continuent de se dégrader au Québec. On a déjà perdu beaucoup de joueurs depuis la pandémie, et ce n'est pas pour être fataliste, mais qu'est-ce qu'on va devenir le jour où plus personne n'aura envie d'écrire les futures "Sur mon épaule" pour qu'on puisse pleurer sur notre sort en se serrant dans nos bras? Si on ne donne pas la chance aux jeunes artistes de se faire découvrir, qui sait à côté de combien de futurs Daniel Bélanger, Ariane Moffatt ou Cowboys Fringants on va passer? Je parlais de Spotify; beaucoup le savent, le streaming ne rapporte presque rien aux artistes, surtout quand on est un petit joueur. Toutefois, je constate que notre nombre d'abonnés sur les plateformes d'écoute et les réseaux sociaux peut contribuer à augmenter notre crédibilité et peut mener à l'ouverture de certaines opportunités. Quand je discute avec les gens qui m'entourent, mais qui sont extérieurs à mon domaine, je réalise que peu d'entre eux savent à quel point il est difficile de faire entrer nos chansons dans les radios commerciales et de gagner en visibilité dans l'oeil du grand public. Notre popularité sur les diverses plateformes peut toutefois impacter de manière cruciale nos chances de faire entrer nos chansons à la radio, de se voir offrir des entrevues, d'être convoqués sur des plateaux de tournage télévisés ou d'être invités à participer à des podcasts. Éventuellement, on peut peut-être espérer remplir nos salles de spectacle et aller à votre rencontre pour de vrai. C'est d'abord là que ce genre de support est important pour nous. Quand je fais des spectacles de covers (ces fameux spectacles qui payent le loyer ET mes albums), le répertoire le plus apprécié est généralement le rock des années 80, le country ou les vieux classiques chansonniers. Depuis quelques années, j'essaie d'intégrer à mon répertoire des tounes d'artistes québécois émergents parce que leurs chansons me touchent et que ce sont des artistes terriblement brillants. Mais je suis souvent déçue de constater que quand je joue ces chansons-là, je reçois beaucoup moins d'applaudissements et d'attention de la part du public que lorsque j'y vais d'un bon vieux "Sweet Child O' Mine". Et croyez-moi, ce n'est pas parce que le répertoire récent et local est moins bon que ce qui se faisait avant ou ailleurs. C'est que personne n'est attaché à ces chansons-là. Et ce n'est possiblement pas étranger à la manière dont on découvre et consomme notre musique. D'ailleurs, le fameux mythe selon lequel la musique en français sonne "quétaine" est lourd à porter pour les artistes de la relève. De mon point de vue de Dre en musicologie s'étant penchée sur les stratégies d'écriture de la chanson (oui, je brag mon titre, mais c'est pour une bonne cause), je ne peux pas être moins d'accord avec cette affirmation que j'entends encore trop souvent. Et c'est entre autres parce que les petits génies de la musique francophone passent sous le radar qu'on nage dans ce préjugé-là. Marco Ema, Phil Brach, Simon Lachance, San James et Gab Bouchard ne sont que quelques-uns d'entre eux qui foutent le feu à cette vieille légende. Pour moi, c'est un réel drame que ce ne soit pas ces noms-là qui se retrouvent dans notre top 10 d'écoutes en ligne. Vendredi dernier, je suis allé à la radio et j'ai chanté une chanson des Killers. C'est tannant, je sais. Ça me donne quand même l'air de parler des deux côtés de la bouche. La vérité, c'est que je rêverais d'être invitée sur des heures de grande écoute pour chanter et parler de mes chansons à moi (ou de celles d'autres artistes de la relève). Mais dans l'invitation que je reçois, on me demande d'interpréter des chansons d'artistes à succès anglophones. Devrais-je refuser d'y aller? C'est une question délicate, parce qu'en déclinant l'invitation, je crache sur une opportunité de me faire découvrir par des gens qui n'auraient jamais tapé mon nom dans leur moteur de recherche. En acceptant, j'ouvre au moins la brèche. Si chaque fois que j'interprète une toune en anglais à la radio il y a une personne qui cherche mes trucs sur Spotify et écoute mon album de chansons originales, j'ai gagné. Alors s'il faut que ça passe par là, c'est un début. Est-ce que c'est l'idéal? Non. Mais on n'a pas le choix de saisir chacune des opportunités qui nous sont offertes, parce qu'elles sont extrêmement rares. Alors. Quelles sont les pistes de solutions? Pour le moment, on se sent tous impuissants et on ne veut pas que la responsabilité retombe dans les mains du consommateur. Parce qu'on le sait, jouer à ce jeu-là, ça a une limite. Et ceux qui ont les vrais moyens de nous aider aiment bien qu’on joue à ce jeu-là sans eux. Notre métier pourrait indéniablement être mieux subventionné, les lois sur les redevances repensées, et la culture québécoise mieux valorisée. Notre gouvernement devrait avoir envie d'investir dans ce qui forge notre identité et propage notre histoire, nos histoires, surtout en ce moment. Je ne sais pas de quelle manière nous, comme artistes et/ou consommateurs, on peut réellement avoir un impact, mais on sait déjà tous ce que ça donne, continuer à faire la même chose en espérant un résultat différent. Je n'ai pas le choix de penser qu'on peut encore, à la gang, engager une certaine forme de mouvement. On peut aussi se trouver des jobs au Walmart et laisser l'IA faire de l'art à notre place. Pas mon option préférée, mais elle existe (en passant, je n'ai rien contre l'idée d'une job au Walmart, c'est juste que c'était long faire mon doc et que je trouverais ça un peu dommage qu'il ne serve à rien finalement). Alors on jase...on fait quoi maintenant qu'on sait tout ça? J'aimerais ça avoir plus de réponses, mais honnêtement, je ne le sais pas. Le premier pas serait simplement de s’intéresser aux artistes d'ici. En fait, c’est justement ça, la grande question: est-ce que ça nous intéresse vraiment? Est-ce qu'on a véritablement envie de nourrir et d'encourager notre culture, de la garder vivante, de se voir offrir de la musique de qualité et d'augmenter nos standards en rapport avec l'art qu'on consomme? Quelle place ça a, dans notre échelle de priorités? Mettons qu'on s'imagine un monde sans nouvelle musique québécoise, est-ce que ça change quelque chose à notre existence? Et dans ce "nous" là, j'inclus évidemment les instances qui ont le véritable pouvoir de changer les choses (même si je comprends qu'en ce moment, l'assiette de tout le monde est un tantinet pleine). Si la réponse est oui, et je le souhaite, je pense que nous n'aurons pas le choix d'engager certains efforts collectifs pour tenter de freiner la douce descente aux enfers que notre milieu subit depuis plusieurs années déjà (même si le nombre de choses qui semble descendre aux enfers de part et d'autre commence à nous submerger, j'en conviens). Si la réponse est non, on peut toujours laisser le soin aux robots de nous écrire des chansons et voir si on ressent quelque chose. Pour l'avoir essayé, en ce moment, le vide intérieur que ça provoque entre en compétition avec un delirium de lendemain de party de job où, pour des raisons obscures, le seul souvenir qu'il reste de la veille est celui d'avoir frenché avec son boss. Ça a des conséquences. Cynisme à part, je me dis qu'au moment où il ne nous restera plus rien parce que tout aura brûlé, peut-être qu'on va être contents que quelques-uns d'entre nous sachent encore jouer d'un instrument et écrire des tounes qui nous ressemblent, question de se réconforter en gang avant de partir en fumée. Ok, je n'ai pas mis le cynisme à part, mais c'est la portion fataliste de mon article. Je ne sais pas pour vous, mais moi, si tout s'effondre, j'espère au moins que la trame sonore sera à la hauteur du drame qui nous afflige. Et si tout ne s'effondre pas, j'espère pouvoir festoyer au son des voix qui portent notre histoire, y compris celle d'aujourd'hui. Mon père se reconnaissait dans les chansons de Rivard. Je me suis reconnue dans celles de Louis-Jean. J'espère que mes neveux auront la chance de se reconnaître quelque part eux aussi. Les chansons ont le pouvoir de valider nos expériences et de nous apporter réconfort, sens et compassion. Les chansons sont peut-être le seul espoir qu'il nous reste. Je ne pense pas que ce long plaidoyer pour la culture va changer quoi que ce soit en ce moment. Je ne suis pas la première et surtout pas la personne la plus influente à avoir écrit là-dessus. Mais plus on va être à en parler et plus il y a de chances que le mouvement s'opère. J'ai hésité beaucoup avant d'écrire ce billet. J'ai toujours peur d'aborder des aspects plus négatifs parce que ça ne me tente pas d'ajouter des affaires plates à la pile d'affaires déjà trop plates qui engorgent notre quotidien. Au jeu de la comparaison, ça va quand même correct. Je suis privilégiée à plusieurs égards et tente d'être le plus consciente possible de mes privilèges. Je suis musicienne, je n'opère personne à coeur ouvert. Alors peut-être que la seule chose que je peux encore faire pour que mon existence ait un sens, c'est de participer au meilleur de mes capacités à ce qu'on n'oublie pas que les magnifiques chansons qu'on écrit ici méritent qu'on les élève, que les artistes de la relève sont beaux, touchants et allumés et surtout, qu'on ne sait jamais qui sera la prochaine ou le prochain dont les paroles nous donneront envie de nous lever un matin de plus dans ce monde en flammes. On tient pour acquise la musique parce qu'on a l'impression qu'elle est partout. Mais que va-t-il arriver la journée où plus personne n'aura les moyens d'en faire? Juste pour ça, je pense que ça vaut la peine qu'on y réfléchisse. Pour l'instant, je me promets de vous faire découvrir mes artistes québ préférés par l'entremise de ce blogue, en espérant que ça piquera suffisamment la curiosité de quelques-uns d'entre vous pour leur donner un peu de la visibilité qu'iels méritent. Vous verrez, la relève musicale au Québec est beaucoup plus riche que ce qu'il n'y paraît. N'hésitez évidemment pas à propager la bonne nouvelle, parler de vos découvertes à vos amis ou les forcer à écouter votre nouvelle liste de musique québécoise lors de votre prochain souper. Je me répète, mais c'est probablement par là qu'il faut que ça passe. P.S. Voici une liste des chansons que j'écoute trop souvent : |
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