Faire un doctorat (ou comment aller à la rencontre de son ego)

Il est 4h41 du matin. J'ai vu beaucoup de 4h41 du matin depuis le début de ma rédaction de thèse. Me réveiller en pensant au prochain paragraphe, à la prochaine réflexion, à l'inévitable faille, à mon indubitable ignorance est mon pain quotidien depuis près de dix ans. Peu original, me direz-vous? Je vous le concède. Je viens d'ajouter un paragraphe à ma thèse pourtant "terminée" (je mets des guillemets ici, parce que peut-elle vraiment l'être?) qui aborde le plus prévisible des constats que j'allais devoir faire au terme de ce projet de recherche : la quête de connaissance n'aura eu de cesse de me ramener à ma propre ignorance. C'est évidemment pour cette raison qu'il est beaucoup plus confortable de se convaincre qu'on n'a rien à apprendre. La connaissance est un gouffre sans fond qui vous mange tout cru en s'assurant de ne rien laisser derrière. La connaissance est un troupeau de lionnes affamées. Être chercheuse aura été ma plus grande blessure d'ego. C'est la manière dont je m'explique toutes ces années à penser qu'il était mieux d'abandonner. Plus prudent. Toutes les excuses que je me suis données sont nées du même endroit: l'ego. Cet ennemi juré. Plus facile de déclarer forfait. Une réaction classique d'autosabotage, de soumission à mon sentiment d'imposteur, je me répète: je n'ai rien d'original. N'avoir rien d'original, ça aussi, c'est compliqué à admettre. J'ai nourri cette croyance qu'en me penchant de manière pointue sur le même sujet pendant des années, j'allais tout savoir, tout maîtriser, tout découvrir. Je sais plus de choses, évidemment. Mais chaque nouvelle connaissance cache une ignorance homologue. Faites le calcul, et on se retrouve toujours à zéro. Je maîtrise mieux mon art, ça, c'est certain. Mais pas mieux que bien des gens qui n'ont pas fait de doctorat. Je n'ai rien découvert. J'ai réfléchi, beaucoup. Expérimenté, assurément. Mais je n'ai rien découvert. C'est fou n'est-ce pas? Fou ou déprimant, j'imagine que ça dépend de la quantité d'eau qu'il y a dans le verre. 

J'ai d'une part été confrontée à mes propres attentes, qui bien que j'eus tenté de me convaincre que je n'en avais aucune, étaient, au contraire d'être absentes, trop démesurées pour me permettre de les voir. Je ne pourrai malheureusement jamais atteindre les barèmes de ma conception de l'expertise. J'aurais voulu tout savoir. J'aurais voulu détenir toutes les réponses. Être madame "Who Knows", comme nous le dirait Pérusse (eh oui, même les futures docteures citent l'Album du peuple...c'était ça ou les Simpsons). Je me remplis d'angoisse chaque fois que quelqu'un me parle d'un aspect de mon sujet que je n'ai pas couvert. Il faut dire qu'il était ambitieux de m'intéresser au mouvement des singer-songwriters ayant pris naissance à la fin des années 1960 en étant moi-même née en 1987. Ce n'est pas pour rien qu'on ne chante pas en chœur "En 87 tout était beau"..! L'aspect mythico-romantique que j'associe à cette période m'y a attirée, mais force est d'admettre que je suis remplie d'angles morts que je n'avais pas vus venir (je sais, c'est un pléonasme, mais que serait une songwriter sans quelques figures de style?). Je n'ai rien vécu de cette époque. L'année de ma naissance, les "fleurs din ch'veux" avaient d'ores et déjà laissés place à beaucoup trop de spray net. Comment comprendre une époque aussi bien que ceux.elles qui l'ont vécu? D'aucune manière. J'ai eu du front de vouloir m'y frotter. Et on sait trop bien que ce qui s'y frotte s'y pique. Je ne compte plus les fois où d'enthousiastes mélomanes grisonnants m'ont parlé de tel ou tel artiste de l'époque dont le nom m'est à peine connu parce qu'ils les ont marqués eux, mais ne se retrouvent pas dans les livres d'histoire pour la simple raison qu'ils n'y ont pas été les pierres angulaires (et pour la moins simple raison que les livres d'histoire ne se sont pas encore tant que ça intéressés aux singer-songwriters, mais pour mieux comprendre le phénomène, je vous invite à lire la thèse que je déposerai dans quelques mois ;)). Je suis un bébé chat. La honte de ne pas savoir m'habite constamment. Comment continuer de justifier son ignorance lorsqu'on s'est penché sur un sujet pendant dix ans? Ça devient de plus en plus embêtant, croyez-moi. 

J'aurais non seulement voulu tout savoir, mais j'aurais aussi voulu avoir la plus belle écriture, le plus beau langage, choisir les meilleurs mots, avoir l'air savante. Être savante. 190 pages de rédaction plus tard, je fais encore des fautes dans mes participes passés (moi qui croyais pourtant avoir de la facilité en français... les participes passés m'auront pris ce qu'il me restait peut-être encore d'ego), je ne cesse de me désoler de mon manque de vocabulaire, et la seule chose dont je réalise être désormais savante est de ce que représente l'effort de se rendre au bout de quelque chose de difficile. Un point pour moi, enfin ! Ma thèse ne devrait pas avoir pour titre "Les stratégies d'écriture de la chanson dans un style inspiré du mouvement des singers-songwriters" elle devrait plutôt porter le titre de ce billet de blogue. J'ai tout aimé et tout détesté à la fois, parce que j'ai tout aimé et tout détesté de ce que faire un doctorat m'a appris sur moi. Je n'encourage personne et tout le monde à le faire. J'ai l'air d'être plongée dans une profonde déprime, mais je suis probablement juste en train de traverser le deuil d'un projet que je soupçonne être devenu identitaire. Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? Ah je suis musicienne...et aussi doctorante. Ça fait beau, ça fait propre, ça rassure et surtout, ça préserve de la réaction à mi-chemin entre la fascination et la pitié à laquelle la plupart des musiciens.nes sont confrontés.es lorsqu'ils dévoilent la nature de leur métier. Mais je m'égare... 

Je terminerai ce billet sur ces sages paroles: on dit souvent que la récompense est à la hauteur de l'effort. Je me croise très fort les doigts pour que cet adage ne soit pas un mensonge. Il est 6h16. Je tente la sieste matinale et je vous en reparle dans quelques mois.


À bientôt ;)


P.S. Vous comprendrez que la raison pour laquelle mes billets de blogue sont légèrement plus espacés ces temps-ci, c'est que je suis occupée à terminer un doctorat...

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