Éloge de l'imperfection
Celles et ceux qui me connaissent bien savent que l'une des choses que j'aime le plus faire quand j'ai un peu de temps libre, c'est de lire sur la psycho et la neuropsy. Ces mêmes personnes savent aussi que j'ai pris la décision, à l'âge adulte, de prendre soin de ma santé mentale et d'aller à la rencontre de mes blessures et de mes distorsions cognitives par le moyen de la thérapie, de l'écriture (allô!), d'écoute de balados et de longues discussions sur le sujet avec quelques amis.es proches. Dans la dernière année, j'ai vécu un pas pire épisode de chute de cheveux post soutenance de thèse qui m'a forcé à explorer les bas-fonds d'une anxiété de performance que j'avais toujours été capable d'esquiver en m'assurant de contrôler mon environnement le mieux possible. Mais quand tes cheveux se mettent à tomber en poignées, mettons que mettre les choses sous le tapis devient un brin plus difficile. J'ai donc commencé à essayer de déconstruire tout ça, pour comprendre d'où ça venait et essayer de m'en départir, même si je suis bien consciente que c'est le genre de choses qui peut te coller à la peau pas mal toute ta vie.
Je vous en ai déjà parlé, la première fois que j'ai chanté en public, je n'avais que trois ans et demi. Un spectacle de garderie bien banal, qui aujourd'hui, je le sais, est sans doute mon premier vrai souvenir d'enfant. C'est marquant, chanter devant les autres, quand on est si petite. Plusieurs semaines avant le jour J., je m'étais exercée très sérieusement, pendant de longues heures, cuillère à la main en guise de micro. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je me souviens que je voulais être bonne, être la meilleure, être irréprochable. Je prenais ça au sérieux. Je voulais me démarquer, laisser ma trace. Je voulais être admirée de mes petits camarades et aimée des adultes. Il faut dire que du haut de mes trois ans, presque quatre, j'étais déjà propriétaire d'une légendaire tête de cochon et que le feu m'habitait. J'avais alors cette drôle de conscience de la performance, sans me douter que mon petit cerveau d'enfant finirait par associer les applaudissements qui m'étaient dirigés à une forme d'amour, et que la seule manière de les obtenir était de présenter des performances "parfaites". Surtout, j'étais encore plus loin de me douter que ça allait être la principale équation à laquelle ce même cerveau s'adonnerait pendant les 35 années suivantes.
Ce souci de la perfection a d'abord semblé me réussir. Les adultes me félicitaient, et mes professeures d'instruments étaient impressionnées de mes apprentissages et de ma détermination. J’avais l’impression d’être "celle dont on était fier". À l'âge de sept ans, après ma deuxième année de leçons, j'ai eu une note parfaite à un de mes examens de violon. À partir de ce moment-là, c'est un peu comme si j'avais fixé ma propre barre à 100%. Et tout ce que j'allais faire ensuite risquait nécessairement d'être moins bon.
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Moi et mon violon, dessin fait dans ma classe de maternelle, probablement en 1992 |
Vers l'âge d'environ 10 ans, je me souviens avoir expérimenté, pour la toute première fois, ce que je sais maintenant être l'anxiété de performance. C'était lors d'un spectacle de piano. Je jouais "Noël, c'est l'amour", et j'avais décidé de chanter en même temps que je jouais de mon instrument. C'était la première fois que je m'accompagnais en public. Je ne m'étais pas douté que le micro m'encombrerait, et je me souviens avoir été déstabilisée et prise de panique sur scène. C'est à ce moment-là que j'ai eu mon premier trou de mémoire dû au stress. J'avais le visage engourdi, les pensées brouillées, et je me suis mise à baragouiner des paroles sommaires en jouant des accords tout aussi sommaires. Je me souviens exactement de la manière dont je me suis sentie pendant ces quelques secondes: j'étais pétrifiée par la honte. Pourtant, j'essayais tant bien que mal de faire comme si de rien n'était, parce que j'avais déjà appris à continuer, à récupérer, à sauver les meubles, comme si ma vie en dépendait. Ce dont je n'avais pas conscience à ce moment-là, c'est qu'en effet, la pyramide selon laquelle j'avais déjà bâti ma perception de ma propre valeur avait pour socle principal la qualité de mes performances.
Aujourd'hui, quand j'y repense, deux choses me frappent de plein fouet. La première, c'est que c'est trop jeune, 10 ans, pour ressentir de la honte à la suite d'une performance musicale récréative, aussi imparfaite soit-elle. La deuxième, c'est qu'il m'arrive encore souvent de me sentir de la même manière, malgré toute l'expérience accumulée au fil des années (lors de ma soutenance de thèse, par exemple). Ça me fait éprouver beaucoup de compassion pour la petite Maude et son désir de perfection qui, visiblement, près de trois décennies plus tard, n’est encore jamais bien loin. D'ailleurs, je conserve encore à ce jour la peur d'oublier mes paroles et mes accords, je suis souvent atteinte de trous de mémoire sur scène et présenter un spectacle sans aide-mémoire m'angoisse au plus haut point (voyez pourquoi j'essaie de déconstruire tout ça. Ça serait pratique).
Je repense à mon parcours académique en musique, et d'aussi loin que je me souvienne, les concerts et examens ont toujours été une torture. Être notée sur mes performances est quelque chose que j'ai toujours considéré comme n’étant rien de moins que les pires moments de ma vie. (Vous me direz qu'il ne faut pas avoir vécu beaucoup de drames pour tenir un tel discours, et je n'aurai d'autres choix que d'être d'accord avec vous.) J'avais tellement peur d'avoir une mauvaise note. Mes résultats étaient tellement importants. J'aimerais souvent pouvoir aller rendre visite à mon moi d'avant pour lui dire que ce ne sont pas mes performances qui définissent ma valeur en tant qu'humaine. J'aimerais tellement ça me prendre dans mes bras et me dire que ce qui compte, c'est le plaisir que j'ai sur scène, le plaisir de partager cette scène-là avec mes camarades et celui d'entrer en communion avec le monde extérieur par le moyen extraordinaire qu'est la musique. Parce qu'on oublie souvent que finalement, c'est pas mal juste ça qui compte.
Soyons francs, le regret qui m'habite est uniquement conceptuel. Parce qu'on est fait de nos expériences, et que les miennes m’ont menée là où je suis maintenant. Je trouve toutefois vraiment libérateur d'aborder le sujet, parce qu'il est facile de s'enduire d'une certaine forme de rigidité dans notre rapport à la performance. Et ce rapport est très insidieux. Le perfectionnisme s'immisce jeune dans la construction qu'on se fait de notre valeur. Chaque circonstance qui voit naître un.e perfectionniste est unique, bien entendu, mais toujours est-il qu'on fait partie d'une société qui tend à valoriser les prodiges, et c'est entre autres pour cette raison qu'un certain degré de vigilance s'impose.
C'est niaiseux, mais j'ai commencé à comprendre que ce n'était pas grave de se tromper quand j'ai vu Paul McCartney au Centre Bell en 2011, arrêter une chanson en plein milieu de l'intro parce qu'il y avait eu un accroc avec le band en début de toune et que choisir de continuer aurait complètement tué le groove de ladite toune. Non seulement ce moment-là est loin d'avoir gâché le spectacle, mais en plus, l'humanité qui en est ressortie a fait de cet événement l'un des plus touchants et mémorables du concert. Et c'est là toute la beauté de la musique live: c'est son côté humain. À l'ère où on écoute notre musique particulièrement léchée, on dirait que je souhaite très fort que l’imperfection reprenne un jour ses lettres de noblesse. L'imperfection en musique, c'est ce qui prouve qu'on n'est pas des robots. C'est ce qui laisse poindre des moments de vulnérabilité. En se donnant la permission de se tromper, on se donne aussi la permission de laisser nos émotions jouer à notre place. Et on se donne par conséquent la permission d'aller à la rencontre de celles et ceux qui assistent à nos performances justement pour ressentir ces émotions-là. On a toustes déjà assisté à un concert dont on est ressorti mitigés, parce qu'on ne sait pour quelle raison, on avait l'impression que les artistes s'écoutaient jouer et que le courant ne passait pas, malgré une prestation qui, sur papier, avait tout pour séduire. Plusieurs facteurs peuvent influencer cette impression, mais dans beaucoup de cas, il y a fort à parier que le désir de perfection s'en est mêlé.
Il y a quelques semaines, lors d'un événement privé, j'ai accompagné à la guitare une petite fille d'environ 10 ans, qui interprétait une chanson pour sa maman. Elle n'avait jamais tenu un micro de sa vie, on a pratiqué une seule fois avant son numéro et elle n'avait, à mon grand étonnement, même pas l'air nerveux. Ce soir-là, on a toutes les deux donné une performance très imparfaite, la petite fille était fière d'avoir chanté pour sa maman et cette dernière était émue aux larmes (moi aussi, d'ailleurs). Peut-être que c'est toujours ça que ça devrait être, faire de la musique. Se lancer, laisser nos émotions parler à notre place, puis s'en remettre au plaisir et au partage.
Mais pourquoi est-ce que je vous parle de ça?
Pour être franche, vous faites un peu partie de ma démarche de guérison. Je travaille fort, au quotidien, à prendre conscience de mes biais cognitifs et je trouve extrêmement difficile de m'en départir. Je me dis qu'en les clamant publiquement et en faisant de vous mes témoins, ça m'oblige un peu à incarner toutes ces belles paroles-là. J'ai besoin de m'entendre dire haut et fort qu'on n'est jamais en train de jouer notre valeur, peu importe le contexte dans lequel on offre une prestation. Nous ne sommes pas notre performance. On est possiblement l'amour et la passion qu'on y met, mais nous ne sommes jamais notre résultat. Et je ne fais pas ici l'apologie de la négligence, ou comme on dit en bon français, du botchage. Je continue de penser que le travail acharné et la persévérance sont des outils fabuleux, qui ont le pouvoir de donner un sens à ce qu'on fait et qui peuvent être une source inépuisable de fierté. Et être fier, c'est essentiel à la construction de l'amour propre et donc, au bonheur. Toutefois, je comprends de mieux en mieux que notre valeur repose beaucoup plus sur le processus que sur la finalité.
L'autre raison pour laquelle j'avais envie de parler de la perfection, c'est que je me rends compte que je me prive souvent de faire des choses parce que j'ai peur que ce ne soit pas assez bon ou niaiseux ou inintéressant, et que les gens qui m'entourent me jugent négativement. Ma tête fourmille d'idées de contenu, de vidéos et de projets que j'aimerais réaliser, mais que je n'entreprends ou ne publie pas à cause de toutes ces peurs-là qui m'habitent. D'ailleurs, vous avez peut-être vu passer sur mes réseaux sociaux des extraits live de mon album Les journées grises. J’avais envie de vous parler de ces chansons-là depuis leur sortie, mais c'est devenu une réelle tâche impossible parce que je voulais que ce soit parfait et que je ne trouvais pas l'énergie nécessaire à rencontrer mes standards de perfection. Je me suis donc finalement imposé de les enregistrer avec mon iPhone, à la lumière du jour, en une ou deux prises maximum, pour m’obliger à avancer. Parce que trop souvent, je veux publier des trucs et je ne le fais finalement jamais parce qu'organiser un set up parfait avec un son parfait et une image parfaite est véritablement un frein à ma volonté d'entreprendre des choses. Mais je suis un peu tannée de ça, et je me rends compte que la perfection est souvent la plus grande responsable de mon inertie. J’ai donc envie de me dire qu'il vaut mieux faire des trucs imparfaits que de ne rien faire du tout.
Merci d'avoir été mes témoins. Je n'ai plus le choix, maintenant.
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