Comment devient-on musicien.ne professionnel.le ? (Partie 2)

Allô ! Me revoilà pour la suite de cette palpitante histoire (la partie 1 est ici, si jamais)

En terminant notre DEC en interprétation jazz au printemps 2008, deux de mes amies chanteuses et moi avons décidé de poursuivre ensemble nos études au BAC en jazz de l'Université Laval. Ça a été périlleux. J'imagine que c'est un peu comme ça pour toute personne ayant de la facilité dans un domaine : on n'avait jamais VRAIMENT eu à faire d'efforts. On ne savait pas ce qu'était le travail acharné. Mais les études supérieures demandent dévouement, temps et persévérance. Nous avions des cours d'analyse de la musique jazz, de formation auditive, de jazz vocal, de chant, de combo (petite formation de 4-5 musiciens), et le pire, d'histoire de la musique. C'est là que j'ai réellement compris ce que ça signifiait, faire des efforts. C'est aussi là que j'ai rencontré un de mes collègues préférés, un des meilleurs guitaristes que je connaisse (allô Guillaume !) et avec qui j'ai joué du jazz dans plusieurs restaurants de la région de Québec pendant quelques années. C'est lors de mes gigs avec lui que j'ai goûté au véritable plaisir de s'amuser avec la musique. On faisait beaucoup d'impro, rien n'était prévu ou mesuré, on laissait nos acquis parler à notre place, et on avait juste énormément de plaisir à jouer ensemble. 

C'est environ à la même époque que j'ai décroché un contrat récurrent qui a probablement tout changé pour moi. Un collègue de l'école musicale où je travaillais avait un ami qui cherchait des chanteurs.euses sachant s'accompagner à la guitare pour un contrat assez particulier dans un restaurant très fréquenté de Québec. Le concept était plutôt unique en son genre :  un trio (constitué de deux guitaristes/chanteurs.euses et d'un.e percussionniste) se promenait dans le restaurant et jouait dans les différentes sections sans scène, ni microphone, ni amplification. Le restaurant engageait des musiciens.nes tous les jeudis, vendredis et samedis soirs de l'année. Le trio habituel avait besoin d'un.e remplaçant.e qui pourrait prendre un soir de temps à autre, et mon collègue m'a référé. C'était la première fois que je jouais avec des musiciens que je ne connaissais pas du tout et j'étais donc assez nerveuse, mais ça a bien été. Nous avons eu beaucoup de plaisir, les gars étaient bons, et avaient la même manière d'aborder la musique que moi : le plaisir était primordial. À partir de ce fameux jeudi d'août 2010, j'ai joué dans ce restaurant pratiquement toutes les semaines jusqu'à ce que la pandémie nous force à tout arrêter, dix ans plus tard. J'y ai rencontré des musiciens exceptionnels que je compte encore parmi mes plus précieux amis, et avec qui je travaille toujours régulièrement lors de contrats privés et corporatifs (on voit d'ailleurs trois d'entre eux sur cette magnifique photo). Plusieurs runnings gags de cette époque habitent encore nos conversations, et nous avons toujours autant de plaisir à partager la scène ensemble. C'était une gig particulièrement difficile, et qui représentait plusieurs défis que nous ne rencontrions pas lors de nos contrats habituels : chanter sans micro dans un restaurant qui sert 400 personnes par soir, éviter d'être dans les jambes des serveurs.euses qui courent dans tous les sens, aller chanter "Ma chère amie" au bon moment à chacune des tables où il y a un anniversaire, spotter les tables où les convives ont envie de nous entendre (et vice versa), et choisir le bon répertoire selon le type de personnes assises à la table. Beaucoup de nos collègues musiciens.nes nous trouvaient un peu fous d'accepter de jouer dans de telles conditions. Mais on était tellement une belle gang qu'on réussissait à rire des situations malaisantes et tourner le tout à notre avantage. Jouer là-bas a été bénéfique sur plusieurs plans : (1) ça nous a emmené beaucoup de contrats privés et corporatifs parce que la clientèle nombreuse et récurrente nous connaissait et appréciait notre travail, (2) nous avons appris à être sensibles à l'audience et à nous y adapter et (3) nous avons aussi appris à entrer en contact avec les gens et à aiguiser notre sens de la répartie, mais surtout, (4) nous avons appris à travailler ensemble et à former une équipe solide. Ce contrat m'a aussi fait connaître en tant que chanteuse ET guitariste, ce qui a été un énorme game changer pour moi.

Comme je le disais, on rencontrait beaucoup de clients qui désiraient nous engager pour des contrats privés et corporatifs à ce restaurant, et puisque je m'accompagnais toujours à la guitare, les gens se sont mis à faire appel à moi comme artiste solo (chansonnière, si vous préférez, mais je n'aime pas beaucoup ce terme parce qu'on dirait que ça m'oblige à chanter "Femme libérée" en boucle, alors que j'évite le plus possible d'avoir à me glisser dans ce genre de répertoire...nous en reparlerons), et ça a changé ma vie. Dans les yeux de mes collègues aussi, mon statut a changé : ils ont découvert que je n'étais pas "juste" une chanteuse (ça aurait été ben correct, mais je suis contente de savoir m’accompagner, et je suis consciente qu'il s'agit d'un avantage pour moi). Je me suis donc mise à jouer de plus en plus souvent en formule solo, ou en formule duo avec un.e percussionniste, ce qui est extrêmement pratique, parce que les contrats sont plus faciles à obtenir en formule réduite, et ça devient aussi plus facile de vivre de la musique de cette manière (moins cher pour le client, plus payant pour nous). D'ailleurs, le décor musical de Québec a beaucoup changé en quinze ans, et les formules en solo ou en duo ont gagné du terrain par rapport aux formules à trois musiciens et plus. Je me considère donc extrêmement chanceuse d'être arrivée avec ce casting-là à ce moment-là. L’année 2011 a été un point tournant dans ma carrière : je suis passé d’une trentaine de contrats par année à près de 150. Je n’ai pourtant rien fait de magique. Je n’ai jamais participé aux concours télévisés populaires, et je ne suis pas devenue virale sur YouTube (de toute façon, à cette époque-là, les phénomènes web n’étaient pas encore véritablement dans l’air du temps). Mon secret à moi a constitué en trois choses : (1) j’ai toujours dit oui quand on m’a offert des contrats, (2) je me suis toujours assuré de rendre la marchandise, d’être à l’heure, organisée et préparée, (3) j’ai pris soin de mes relations professionnelles. 

En 2012, j’ai quitté l’école musicale dans laquelle j’enseignais parce que mon emploi du temps comme musicienne est devenu trop chargé pour avoir un autre travail, sans oublier que je terminais mon baccalauréat au même moment. En 2012, je suis officiellement devenue travailleuse autonome à temps plein. Cet été-là a aussi été mon premier gros été de musicienne, à jouer cinq à six soirs par semaine. C’était excitant. J’ai fait toutes sortes de choses : des mariages, des partys privés, des bars, des restaurants. Je goûtais enfin à la vie que je rêvais d’avoir. En terminant mon BAC en interprétation jazz, j’ai appris que l’Université Laval avait ajouté une option auteur-compositeur-interprète à la maîtrise en interprétation, et ça a piqué ma curiosité. Je m’y suis inscrite, en me disant que ça pourrait être amusant et que dans le fond, « c’est juste deux ans dans une vie ». Et c’est vrai qu’une maîtrise, ça passe vite. Ça a été super confrontant de travailler mes compositions dans un cadre scolaire, mais j’ai beaucoup appris. C’est vraiment difficile d’accepter que quelqu’un nous donne son avis sur nos chansons, mais aujourd’hui, je comprends que c’est juste une histoire d’ego. L'art d'écrire une chanson
est tellement subjectif, que le mieux, c’est d’accueillir les commentaires, de prendre un pas de recul, et d’ensuite en faire le tri. Je le sais, maintenant, car je suis chargée de cours dans ce même programme, et c’est la première chose que je dis à mes étudiants : "le choix final vous revient. Je vais faire des commentaires, suggérer des choses, essayer de vous faire voir des angles que vous n’avez pas vus, mais au final, c’est votre chanson, pas la mienne. C’est vous qui devez être fiers du résultat". Mais je m'égare...

Dans les années qui ont suivi, les contrats se sont ajoutés et enchaînés, et j'ai eu la chance d'avoir accès à une foule de scènes différentes. Nous sommes chanceux, à Québec, il y a beaucoup de musique live. Tous les mois, je me demandais si j'allais avoir assez de contrats pour vivre, et tous les mois, mon horaire s'est naturellement rempli, avec trois à sept contrats par semaine selon les saisons. Je dois l'avouer, j'ai eu un parcours rêvé. Je me suis fait offrir de belles opportunités, je les ai prises et je me suis assuré de toujours bien faire mon travail. Lentement mais sûrement a été la clé. Je suis la tortue dans la fable de La Fontaine. Et comme tout ce que j'ai toujours voulu faire c'est jouer de la musique, aller travailler a rarement été une corvée, même les fois où j'ai fait des quinze-seize jours de shows en ligne. Évidemment, il y a eu des contrats plus difficiles que d'autres, et il m'est arrivé de me faire "mal booker" comme on dit dans le jargon, c'est-à-dire d'être engagée pour un contrat où mon style musical ne convenait absolument pas et où j'ai tout donné pour finalement ne répondre que très moyennement aux attentes qu'on avait envers moi. Mais ce sont des cas isolés, et personne n'est à l'abri de ce genre de faux pas. Ça fait partie des raisons qui font que maintenant, je prends toujours le soin de m'assurer que mes clients sont bien au courant du service qu'ils achètent lorsqu'on m'engage pour un contrat, quitte à devoir le refuser si mon petit doigt me dit que je ne pourrai répondre adéquatement à leurs attentes (je vous invite d'ailleurs à lire mon deuxième billet de blogue si le sujet vous intéresse). 

En 2014, j'ai terminé ma maîtrise et sorti mon premier album de chansons originales en anglais. Il s'agissait en fait de mon travail de fin de maîtrise (au lieu d'écrire un mémoire). Dans ma tête de musicienne qui avait jusqu'alors eu un parcours idéal, je pense que sans le vouloir, j'entretenais certains espoirs en lien avec la sortie de cet album, comme si tout d'un coup, ma carrière d'autrice-compositrice-interprète allait magiquement prendre son envol. La réception a été très correcte, en ce sens qu'à l'heure où on se parle, il y a peut-être 350 personnes qui détiennent une copie de cet album entre leurs mains. Mais disons que c'est resté très très local. En d'autres termes, ça a passé dans le beurre. Il faut dire que les manières de promouvoir sa musique et de propulser une carrière d'ACI ont beaucoup changé dans les dernières années, et à ce moment-là, je n'avais aucune idée de ce que je faisais et des difficultés auxquelles je devrais faire face (j'ai d'ailleurs très hâte de vous en parler plus en profondeur dans un article que je dédierai bientôt à cet effet). Aussi, le fait que j'ai d'abord mis beaucoup d'énergie sur ma carrière d'interprète et que c'est celle-ci qui me permettait de vivre de la musique a évidemment joué dans la balance. La faim justifie les moyens. Mais nous en reparlerons. 

Suite au succès très mitigé de mon mini-album, je me suis retrouvée devant la peur de ne pas être assez intéressante, pas assez bonne, ou juste pas assez tout court dans ce milieu qui ne fait pas de cadeau. C'était, dans une certaine mesure, une peur tout de même irrationnelle du fait que je gagnais déjà très bien ma vie avec la musique. Mais je jouais surtout dans les restaurants et les bars à ce moment-là, et en toute transparence, il faut travailler en maudit pour faire un salaire intéressant avec ce genre de contrat (c'est d'autant plus vrai en 2023, puisque les cachets dans ces institutions sont loin d'avoir évolué au même rythme que le coût de la vie). Et puisqu'être chanteur.euse est particulièrement exigeant physiquement, je me suis aussi mise à me dire que tenir le rythme risquait de devenir particulièrement difficile en vieillissant (et j'avais vu juste). J'ai contacté mon directeur de programme de maîtrise, qui est aussi un professeur que j'avais particulièrement aimé, et je lui ai demandé s'il existait des options pour moi, au cas où j'aurais envie de parfaire mes connaissances en ce qui a trait à l'écriture de chansons dans un contexte universitaire. Il m'a parlé de l'existence d'un doctorat (Ph.D.) en musicologie qui alliait recherche et création, et dans lequel il me voyait particulièrement. Comme je le disais précédemment, j'ai toujours été bonne à l'école, et puisque j'avais terminé ma maîtrise avec des résultats particulièrement élevés, je me suis dit que je serais sûrement capable de me lancer là-dedans. C'était un peu naïf comme pensée, mais neuf ans plus tard, après avoir voulu abandonner au moins huit cents fois, j'en suis finalement à mon dépôt initial et devrais être docteure d'ici la fin de 2023. C'est en faisant ce doctorat que j'ai découvert que je savais et aimais écrire en français, et ce pan de ma carrière commence à me sourire aussi tranquillement (ça aussi, j'en reparlerai dans un autre article). 

Bien entendu, j'ai poursuivi ma carrière de musicienne à temps plein pendant ces neuf années, et en y pensant bien, je pense avoir fait au moins 2500 spectacles depuis mes débuts. J'ai eu la chance d'avoir des contrats réguliers à long terme dans plusieurs établissements de Québec et des environs, d'être appréciée, rappelée, référée. Je me considère chanceuse : j'ai travaillé fort et la vie me l'a bien rendue. 

Je suis devenue musicienne doucement, mais inconditionnellement, c'est-à-dire que le seul compromis que je n'ai jamais voulu faire dans la vie, c'était celui de devenir autre chose que ça.

Alors, comment devient-on musicien.ne professionnel.le ? Je vous promets un petit résumé sur la question dans mon prochain billet ;)

À bientôt !!








 

Commentaires

Articles les plus consultés